Où et quand se joue la qualité résidentielle d’un projet urbain ?
Claire Schorter. Elle se joue dès le plan guide, à l’échelle urbaine. Il faut bien sûr prévoir les transports en commun, les espaces verts, les commerces et services de proximité, des espaces publics confortables. Mais cela va bien au-delà de cette programmation. La qualité résidentielle s’anticipe dès les premiers tracés du projet urbain, parce qu’ils génèrent la morphologie bâtie.
Le plus évident, c’est l’épaisseur des bâtiments. Dans le collectif, si on la calibre à 12 mètres, elle impose quasiment des logements traversants, avec tous les bénéfices que cela représente en termes de ventilation naturelle, d’apports solaires, de vue, mais aussi de calme et de rapport à la végétation, car on peut alors placer des pièces côté cœur d’îlot dans tous les logements. Et il y a d’autres avantages ! On va aussi démultiplier les cages d’escalier qui ne vont desservir que 2 à 3 appartements par palier, les entrées d’immeuble également, ce qui rendra le rapport à la rue plus vivant. De petites unités résidentielles de 15 à 25 logements permettront ainsi de mieux s’approprier son lieu de vie, de connaître ses voisins.
Pièces de vie traversantes dans un logement, projet Saint Sauveur à Lille, extrait du plan guide 2015, © Gehl Laq
Tout cela peut sembler évident, mais beaucoup d’opérateurs raisonnent encore tout à fait autrement. Pour eux, l’épaisseur optimale est de 16 m parce qu’elle est calée sur la trame des parkings en sous-sol. Et c’est vrai que le coût de construction est alors optimisé, y compris parce que le linéaire de façade diminue. Mais il y a alors forcément de nombreux logements non traversants. Qui a envie de vivre dans un logement mono-orienté et, qui plus est, au nord ? En fait, c’est depuis que la voiture dessine les projets urbains, c’est-à-dire les années 1970-80, qu’on s'est mis dessiner des bâtiments de 16 mètres. Ce n’était pas du tout le cas auparavant, même dans les grands ensembles des années 1960.
Commençons donc au stade du plan guide : comment procédez-vous ?
Je peux prendre l’exemple d’un projet sur lequel nous travaillons actuellement à Pantin, sur une friche ferroviaire de 20 hectares, très représentatif de notre approche. Après un temps suffisamment long d’immersion sur le terrain et d’écoute des multiples acteurs du projet, nous faisons un premier travail sur les continuités et les emprises bâties ou plantées, engageant la question des mobilités, des ambiances et des respirations, du nivellement et de la gestion de l’eau. C’est un travail itératif avec les services de la Ville, les élus, l’aménageur, parfois des associations et habitants, à la recherche de tracés robustes. Ce travail « macro » pour un quartier de cette échelle, nécessite en parallèle un travail fin en zooms pour vérifier et « atterrir » les articulations avec l’existant, qui garantissent un projet riche et non générique. Ces tracés seront les fondamentaux du projet, une trame robuste au sein de laquelle programmes, densités et tissus pourront évoluer sur le temps long de l’aménagement du quartier, soit une trentaine d’années environ.
Cela permet-il de se projeter dans le quartier futur ?
Cela n’aurait pas beaucoup de sens de « tricoter » un tissu urbain sur 20 hectares. Néanmoins nous avons tous besoin d’un support qui nous permette de nous figurer des modes de vie, des ambiances, une densité à un temps T de l’aménagement, et de nous mettre d’accord. Mais plutôt que de tout dessiner, ce qui aurait tendance à nous faire simplifier une forme urbaine étalée sur 20 ha, nous faisons des échantillons de tissu suffisamment détaillés, représentatifs des secteurs qui seront transformés à l’horizon de 5 à 10 ans maximum.
Qu’appelez-vous « échantillon de tissu » ?
À Pantin, nous avons un secteur qui s'accroche au faubourg, sur lequel nous avons dessiné un tissu de petits immeubles résidentiels et d'activité sur un parcellaire assez fin ; ce sont des immeubles plutôt mitoyens sur des rues assez étroites. Autour de la gare au contraire, nous avons placé des bâtiments de bureaux beaucoup plus « costauds » et des bâtiments de logement qui donnent sur un parc et vont pouvoir monter plus haut. Ce n'est pas du tout la même manière d'habiter, de travailler, pas le même rapport au sol. Ces secteurs nous servent de test pour représenter suffisamment précisément un découpage parcellaire, la richesse des épannelages, la qualité des seuils, le rapport des différents rez-de-chaussée à l’espace public… c’est cela que j’appelle des échantillons de tissu.
Échantillon de tissu en axonométrie illustrée, projet du quartier République sur l’Ile de Nantes 2020, © Laq Ajoa.
Comment les représentez-vous ?
En plan, en coupe, en axonométrie, en maquette ! Nous faisons d’emblée des maquettes au 1/200e ou au 1/250e, échelle à laquelle on peut commencer à placer des personnages, à représenter l’échelle humaine donc les rapports réels de hauteur, de vis-à-vis, et les dimensions des espaces ouverts et plantés. Ces outils vont nous suivre tout au long du projet. Ils permettent aux élus d’imaginer les différents types d'ambiance urbaine que nous proposons. L’étape suivante est celle de la faisabilité à l’échelle d’une parcelle ou d’un lot. Malheureusement, elle est souvent sautée, pour passer directement aux fiches de lot. Sur un projet de 2 à 3 ha, le plan guide et l’étude de faisabilité tendent à se confondre, ce n’est pas gênant. Mais sur des projets plus étendus, cela peut être dommageable.
Qu’est-ce qui se joue dans l’étude de faisabilité, qui ne doit pas être oublié ?
La faisabilité est le moment où l’on réinterroge les échantillons de tissu en les confrontant à un programme concret : la taille des parcelles, le type et le nombre de logements, la mixité horizontale et verticale, la présence de surfaces commerciales ou d’activités spécifiques au rez-de-chaussée, le rapport au sol, etc. On va aussi se poser des questions d’usage, de matérialité, et toutes sortes de considérations qui relèvent justement de la qualité résidentielle. Toutes ces étapes de travail sont nécessaires pour sortir d’un projet urbain générique dessiné « vu du dessus », et à une échelle trop large.
Quelle est votre philosophie au sujet des fiches de lot ?
On nous reproche souvent de rédiger des fiches de lot trop « épaisses » en nous disant « vous calez tout, vous dessinez trop » : ça n’est pas vrai ! Nous décrivons ce que sont pour nous un bâtiment et un logement qualitatifs. Par exemple : nous ne dimensionnons pas les balcons, nous disons « il faut que tous les habitants du logement, quelle que soit sa taille, puissent y déjeuner, ensemble ». Pour les cuisines, nous indiquons qu’elles doivent pouvoir être fermées, pour s’adapter aux préférences des habitants, et en premier jour. Les cages d’escalier doivent être éclairées naturellement, ce qui incite les gens à les prendre donc à utiliser moins d’énergie, à faire plus d'exercice physique ; cela crée aussi un espace commun vivant, ventilé naturellement, propre. Etc. Nous prescrivons aussi précisément différents types de seuils en lien avec les occupations des rez-de-chaussée et la dimension des espaces publics.
Prescription de traitement des différents seuils, extrait fiche de lot quartier République sur l’Ile de Nantes, 2019, © Laq Ajoa
Vous traitez donc surtout la question des usages ?
En effet. Nous préconisons des principes volumétriques renvoyant à la silhouette urbaine, aux vis-à-vis et à la mitoyenneté, à l’ensoleillement. Pour le reste nos fiches de lot renvoient bien aux usages. Cela va jusqu’à des choses qui paraissent très banales mais sont essentielles, telles que les placards, les celliers… La qualité résidentielle est d’abord liée à la manière dont les gens vont vivre dans leur logement.
Pour prendre un autre exemple, nous interdisons les volets roulants, parce qu’ils rendent les façades lisses, muettes. Or il est important que les façades soient appropriées par les habitants, qu’elles expriment la vie qui se passe dans les bâtiments, qu’elles bougent. Les persiennes sont bien préférables, y compris pour mieux réguler la ventilation ou l’ombre dans les logements.
Nous nous intéressons à la matérialité pour les aspects carbone et la pérennité. Pour les rez-de-chaussée et les premiers niveaux, par exemple, nous imposons des matériaux particulièrement robustes.
Comment maîtriser la qualité après l’étape de la fiche de lot ?
Le suivi est fondamental, à tous les stades d’élaboration des projets et bien au-delà du permis de construire. Évidemment, les questions économiques sont structurantes, et ce de plus en plus en ces temps de pénurie sur certains matériaux. Les bâtiments ont tendance à s'épaissir pour chercher des économies, les cages d'escalier à se simplifier, les espaces extérieurs des logements à se réduire, les placards à disparaître… Le suivi demande donc beaucoup d’attention et de minutie. Nous essayons aussi d’amener tous les acteurs des projets, de la collectivité à l’architecte en passant par l’aménageur et l’opérateur immobilier, à épouser le point de vue de l’habitant. Pour ma part, je ne dessine jamais un logement dans lequel je n’aurais pas envie de vivre.
Comment faut-il choisir les architectes des programmes ?
Je préconise de dissocier le choix des opérateurs de celui des architectes, et de choisir ces derniers sur intentions plutôt que sur concours. Dans les concours, les élus peuvent être séduits par des images qui ne disent rien de la qualité d’usage. Une sélection sur intentions permet de s’en faire une idée plus précise, notamment en interrogeant les candidats sur la qualité des logements, les coûts de construction, la matérialité, l'intégration urbaine. Et cela constitue la première phase d’une sorte compagnonnage avec les maîtres d’œuvre, pour construire le projet pas à pas.
Les élus sont-ils prêts à cela ?
Pas tous ! Mais ceux qui essaient cette méthode en comprennent l’intérêt. Nous faisons aussi valoir qu’un projet qui est déjà au stade de l’esquisse ou de l’APS est difficile à faire évoluer pour optimiser son inscription dans un contexte précis, quand il a été chèrement payé, et qu’à l’inverse une sélection sur intentions offre plus de souplesse par la suite. En outre, les architectes savent exprimer visuellement leurs intentions, par de petites maquettes de volume, des dessins de principe, de volumétrie ou d'usage, des croquis d’intérieur. Ils montrent aussi des références qui permettent de les choisir sur une attitude, une écriture.
Croquis d’intention sur la manière d’habiter, extrait audition sur intentions pour un lot de logements du quartier République, 2019, © N. Reymond Architecte
Quid de la concertation avec le public ?
Associer les habitants seulement au moment du choix des projets n’est clairement pas suffisant. Il faut commencer au stade du projet urbain et mettre en place une culture commune, en répondant à cette question : quelle ville veut-on ? Pour moi, tout est question de continuité, les orientations générales se déclinant au fur et à mesure jusqu’au stade des projets architecturaux. Si ce partage n’a pas été fait en amont, une image ne réglera de toute façon rien. C'est donc un long voyage que nous devons faire tous ensemble. Bernard Reichen, avec qui j'ai travaillé longtemps, a cette formule : « Les urbanistes sont des écrivains publics. Ce n’est pas nous qui aimons, mais nous qui écrivons la lettre d’amour ». Nous savons donner à voir un existant, un paysage, un territoire, puis transcrire des intentions partagées en projet. Plus la participation est nombreuse et diverse, plus elle soulève de demandes et de complexités à résoudre, plus le projet sera riche. Et finalement, c’est fort de cette culture commune que chacun sent si l'architecte candidat va y apporter quelque chose de juste au projet d’ensemble, ou pas.
Il y a forcément des arbitrages… Comment éviter qu’ils se fassent au détriment de la qualité ?
Il s’agit de « cranter » le programme, les ambitions puis le projet étape par étape, par des décisions sur lesquelles on ne reviendra pas. J’ai en tête un contre-exemple que je ne nommerai pas, sur lequel nous avons travaillé en tant qu’urbaniste avec un aménageur privé. Nous avons gagné le concours ensemble, puis nous sommes allés très loin dans la définition du projet, en appliquant tous les principes dont j’ai parlé, avec des bâtiments traversants, mais aussi des typologies variées, la reconversion d’un bâtiment logistique… En particulier, nous avions beaucoup travaillé sur l’optimisation des coûts de construction, avec une part de matériaux biosourcés. C’était un projet très ambitieux, avec des engagements forts auprès de la collectivité, portés par notre maître d’ouvrage qui voulait en faire un démonstrateur. Un beau jour, nous avons vu arriver un nouveau directeur qui a tout remis en question. Il fallait densifier, passer sur des bâtiments de 16 m, revenir à la construction tout béton, etc. Au bout de longs mois de discussions, nous avons préféré nous retirer de ce projet que nous ne pouvions pas assumer. Ce n’est qu’après, par loyauté vis-à-vis de mon maître d’ouvrage, que je me suis ouverte aux élus de la Ville sur mes désaccords avec l’aménageur, expliquant notre départ.
Comment la ville a-t-elle réagi ?
Malheureusement je n’ai pu que constater ce que je savais au fond déjà : le maire n’avait aucune idée de ce que ces changements impliquaient pour la qualité du projet. Pour lui, c’était presque une péripétie sans grande conséquence.
Donc, pour en revenir aux arbitrages, il me semble que c’est à l’aménageur de vérifier si son bilan d’aménagement s’équilibre, et les marges de manœuvre dont il dispose, dès le stade de la programmation et des ambitions portées. De notre côté, nous avions bien étudié et transmis les éléments de coût. Ce cas est un peu particulier par sa brutalité, mais on peut en tirer un enseignement général : il est essentiel, là encore, de créer une culture commune du projet avec la collectivité. C’est même un devoir car ne pas le faire, c’est trahir sa confiance. On parle ici d’une ville qui ne dispose pas de l’ingénierie nécessaire pour avoir un regard critique sur ce qui lui a été « vendu », une belle image, et qui a été tenue à l’écart des réflexions et des débats. Dans ces conditions, elle ne peut avoir aucune prise sur le projet. Le voudrait-elle qu’elle ne saurait même pas exprimer ce qui est à défendre dans le projet, en tout cas s’agissant de la qualité des logements. Ce n’est pas normal.
Pour conclure, si nous parlions de la qualité des projets neufs en diffus ?
Vaste sujet, aussi complexe que fondamental ! J’ai pu constater que les mêmes promoteurs, les mêmes interlocuteurs se comportent très différemment entre les opérations dites « dans le diffus » et les opérations d’aménagement dirigées. Dans le diffus, on les sent d’abord motivés par la rentabilité. Je n’ai pas d’opposition de principe à la densification de ces parcelles lorsque tous les services urbains sont à proximité, mais encore faut-il s’assurer de la qualité des logements, de la pérennité de l’architecture, et de la bonne intégration dans le voisinage. Il faut veiller aux ombres portées, mais l’insertion va bien au-delà et se joue dans le détail. Il faut savoir coexister avec la petite maison d'à-côté avec sa marquise et son perron ! On voit souvent des projets architecturaux dessinés grossièrement, à l’économie, qui jurent avec la finesse du bâti voisin, par manque d’attention. Nous les poussons à travailler les balcons, les serrureries, l’adressage, l’éclairage, les toitures…. Et aussi à choisir avec soin des matérialités sobres mais de qualité, en ne se limitant pas au béton peint ou à l’enduit gratté. Là encore, c’est un sujet qui mériterait plus d’attention de la part des collectivités, donc aussi plus de compétences en ingénierie.
Propos recueillis le 5 mai 2022 par Jeanne Bazard et Florence Menez.
© shane rounce - Unspash
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