Diriger les capitaux là où ils sont utiles à la transition écologique

Fonds à impact, double matérialité, green premium et brown discount… le monde de l’investissement immobilier est engagé dans sa transition écologique. Pour Xavier Jongen, les choses pourraient aller plus vite qu’on le croit.

Équipe ADEQUATION

Publié le 10/10/2022

 
ITW

Xavier Jongen dirige Catella Residential Investment Management (CRIM) qui gère depuis Berlin plus de 7 milliards d’euros d’actifs dans 11 pays européens. CRIM a lancé en 2022 son deuxième fonds immobilier résidentiel à impact. Il va financer la construction de 100 tours d’habitation à énergie positive (dont 50 en France) développées par la société française Elithis dans les 10 à 12 ans à venir.

Comment ce projet de fonds est-il né ?

Cela remonte à 2019. Elithis nous a alors fait visiter sa tour de Strasbourg, qui était une sorte de proof of concept. Ce concept était et reste encore unique en Europe, tant par son design que par son approche holistique et ses performances énergétiques. Mais, surtout, nous sommes convaincus que toute l’industrie immobilière doit tendre vers ce type de produits. Il ne faut même pas s’arrêter à la tour en tant que telle : ce qui compte c’est d’abord le message qu’elle porte.

Quel est ce message ?

Le monde de l'immobilier change très, très lentement et très peu. Mais pendant ce temps-là, le secteur émet le tiers des gaz à effet de serre à l’échelle mondiale !

Notre responsabilité est très grande. Nous devons diriger les capitaux là où ils sont utiles à la transition écologique. Un capitalisme éclairé, modifié peut être moteur, à condition de passer d’un système où seul le rendement financier compte à un système qui tienne compte des externalités des investissements.

the Elithis tower in Saint-Etienne. copyright : ARCHITECT : PETITDIDIERPRIOUX

 

 

The Elithis tower in Saint-Etienne,  

©PETITDIDIERPRIOUX

Est-ce cela, le principe du fonds à impact ?

On peut le définir de plusieurs manières, dont certaines sont très techniques et juridiques. Je préfère vous en parler en disant que le fonds à impact s’attaque à la notion d’incertitude.

La théorie ultra dominante, qui sous-tend toutes les stratégies d’investissement depuis au moins les années 1970, est celle développée par l’économiste américain Harry Markowitz. Elle sert notamment à faire des choix de diversification. Cette théorie lie le rendement de l’actif au niveau de risque encouru par l’investissement, et ce risque est apprécié, c’est cela qui est important pour le sujet qui nous occupe, en fonction de la volatilité des rendements déjà observés.

C’est une approche très mathématique qui est certes magnifique, mais qui a cet inconvénient énorme de ne pas du tout s’intéresser aux causes de la volatilité des rendements passés, donc aux causes de l’incertitude quant aux rendements futurs. La théorie est complètement agnostique là-dessus. Qu' est ce qui explique que le monde soit instable ? Ça lui est indifférent. Autrement dit, l’économie, l'écologie et la société ne pèsent aucun poids dans les décisions d’investissement basées sur cette théorie.

On comprend bien que si telles sont les prémisses des raisonnements des investisseurs, il n’est pas possible de diriger les capitaux vers le financement de la transition écologique.

Et donc, à l’inverse, les fonds à impact tiennent compte de l’environnement et de la société…

Les fonds à impact s’intéressent aux causes de l’instabilité, en considérant la double matérialité de l’investissement, et la double responsabilité qui en découle pour l’investisseur : financière d’une part, économique, écologique et sociale d’autre part. C’est de là que vient le terme « d’impact ». Un fonds à impact est un fonds qui veut s’attaquer aux problèmes extra-financiers et les résoudre. Et c’est bien cela qui est intéressant.

Tous les investisseurs immobiliers partagent-ils ce point de vue ?

Presque 100 % des investisseurs s’inquiètent du changement climatique, en tout cas en Europe. Ils ont également conscience des problèmes sociaux. Mais cette prise de conscience ne va pas déclencher chez tous un changement rapide de comportement. Chez les investisseurs aussi, il y a les early adopters, les followers et ceux qui n’y croient pas ou sont récalcitrants. Maintenant, en Europe, je crois que ce troisième groupe n'existe presque pas.

Donc je peux dire que les  investisseurs sont très intéressés par ces sujets. J’ajoute que plus ils sont grands, plus ils le sont. Et c’est logique parce que je crois que, avec le temps, tous les produits immobiliers et tous les fonds qui n'auront pas intégré cette notion de double matérialité sont voués à l’échec. Ce sont des dinosaures qui vont disparaître. Il n'y a pas d'alternative.

Que vont devenir les actifs détenus par ces fonds ?

Ils vont se déprécier, il aura une énorme perte de valeur. D’ici trois ans, cinq ans, dix ans ? c'est très difficile à dire. Mais sans doute beaucoup plus vite que je ne le pensais il y a encore un an. Il y a des signes qui l’indiquent clairement. Par exemple, l’association TEGoVa, qui réunit environ 80 000 experts en évaluation immobilière en Europe, a modifié sa méthodologie et ses normes d’évaluation dans son dernier Blue Book, pour inclure des notions de durabilité, et les coûts qui y sont associés. Et, plus généralement, quelque chose d'assez révolutionnaire, qui est de suggérer aux experts de regarder vers l'avenir pour comprendre les législations qui viennent, les coûts qui en découleront pour les détenteurs des biens immobiliers.

Révolutionnaire, vraiment ?

Mais oui parce que la méthodologie classique d’évaluation consiste à regarder les prix des produits comparables sur le marché. S’il n’y a pas de repricing [évolution des prix réels constatée sur le marché, ndlr], l’expert ne peut s’appuyer sur rien pour justifier un changement de valeur. Cette nouvelle méthodologie change la donne.

D’ailleurs, les prix commencent à bouger. Surtout que, parallèlement, la guerre en Ukraine et la crise énergétique accélèrent la compréhension de ces sujets et la prise de conscience que l’ajustement des prix va être une manière de résoudre le problème.

Prenez deux tours comparables à ceci près que l’une est 100 % neutre en carbone en opération, la tour Elithis, et l’autre non. Pour la mettre au même niveau, comme il devra le faire en 2050, le propriétaire de l’autre tour devra investir 15 % de sa valeur. Est-il normal que les deux actifs aient la même valeur aujourd’hui ? Bien sûr que non, et pourtant c’est ce qui se passe actuellement sur le marché ! Ce n’est pas du tout rationnel et cela doit changer.

Et c’est à cela que les associations d’experts et les think tanks, tels que le Urban Land Institute (ULI), un des plus grands du monde réfléchissent. ULI a mis en place un groupe de travail qui s'attaque exactement à ce problème et auquel contribuent tous les grands investisseurs, ces early adopters dont nous avons parlé. Il y est question notamment de cette notion du juste prix, et de l’introduction possible de brown discounts et green premiums plus ou moins value affectée aux produits verts ou carbonés, ndlr. Tout le monde en parle en ce moment !


Propos recueillis par Jeanne Bazard et Nicolas Debruyne

© karolina-grabowska - Pexels

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