La chaire Aménager le Grand Paris organisait le 11 mai dernier une matinée-débat sur le financement de l'aménagement urbain. Florence Menez, autrice d'une étude sur le sujet[1] et de la thèse « Le partenariat public-privé en aménagement », y est intervenue dans une table ronde intitulée "Les investisseurs à l'amont de l'aménagement : trop taux ?". Le jeu de mot pose le cadre du débat : les investisseurs resteront-ils attachés au seul rendement de leur portefeuille (taux), ce qui les conduit à se positionner prudemment en aval de l'aménagement, ou ont-ils commencé à remonter la chaîne de valeur vers l'amont, dans des stratégies plus offensives ? Cet article s'intéresse à la seconde hypothèse en mettant en perspective les rôles des acteurs tout au long de la chaîne de valeur de l’aménagement.
Le modèle classique de financement de l'aménagement repose sur les plus-values générées par la transformation d’un foncier « brut » en droits à construire. La différence de valeur permet de financer les voiries et les réseaux, les espaces publics et autres équipements qui viennent donner de l’attractivité à un site. Or il est à bout de souffle : la reconversion de friches, le renouvellement urbain, la remobilisation des quartiers existants nécessitent des investissements conséquents, en particulier issus des fonds publics (subventions des collectivités, programmes nationaux de type fonds friches, etc.). Le modèle actuel apparaît peu pérenne dans un contexte de renchérissement des fonciers en amont de la chaîne de valeur, de hausse des taux et donc de difficultés croissantes des ménages et des entreprises à se financer en aval de la chaîne, sans oublier l’augmentation des coûts de travaux et d’aménagement et l’état des finances publiques.
Le recours à d’autres sources de financement, via une implication des investisseurs dès l'amont, apparaît ainsi comme l’une des solutions possibles, si elle n'est pas déjà à l’œuvre ! Sans entrer dans le débat sur la financiarisation de la ville, il s’agit ici de dresser le constat du rôle joué actuellement par les investisseurs et d'envisager les perspectives possibles.
De quels investisseurs parle-t-on ?
L’analyse fine de la propriété foncière et de son évolution autour de certaines gares du Grand Paris Express[1] nous a amenée à définir une typologie d’acteurs, selon leur positionnement sur la chaîne de la production urbaine. À cette occasion, nous avons construit des catégories d’acteurs en distinguant les acteurs traditionnels de l’urbain (collectivités locales, aménageurs publics et privés, bailleurs sociaux, promoteurs immobiliers) des investisseurs. Cela nous a permis d’affiner cette dernière catégorie en mettant en évidence la stratégie des des investisseurs institutionnels d'une part, et celle des foncières commerciales et économiques d'autre part.
-
Des investisseurs institutionnels prudents, cantonnés à l’aval des projets urbains
L’investisseur institutionnel est plutôt présent à l’aval de la chaîne. Il prend position sur des actifs immobiliers en achetant auprès des promoteurs des bureaux, des locaux d’activités et un peu de logements. Dans le cas du Grand Paris Express, ces investisseurs se concentrent sur l'environnement immédiat de certaines gares, si possible dans un rayon de 300 m avec une accessibilité piétonne sécure. Le secteur doit être attractif, garantissant un taux de remplissage suffisant, des niveaux de loyers minimum couvrant l’investissement et une garantie de plus-value à la revente. C’est ainsi que certains investisseurs ont déjà acquis des actifs immobiliers dans des secteurs où le chantier de la nouvelle ligne n’a pas encore commencé, mais où la mise en service d’une gare ne pourra que se traduire par une augmentation conséquente de la valeur locative. Ces investisseurs en restent pour le moment à une analyse financière de leurs actifs, arbitrant selon des critères de rendement de portefeuilles qui comprennent également des actions et des obligations. La volatilité actuelle des taux d’intérêt est défavorable à des investissements plus massifs dans l’immobilier et a fortiori dans l’aménagement.
-
Une myriade de foncières, plus ou moins connues
Nous avons également identifié une autre catégorie d’investisseurs, ayant des formes juridiques très variables. Leur point commun ? Ils possèdent des fonciers à vocation économique ou commerciale qu’ils exploitent pour leur propre compte comme pour le compte de tiers. Quelques-unes de ces sociétés foncières ont acquis des emprises dans un périmètre proche des futures gares, et plus particulièrement dans des secteurs en devenir. Ces fonciers ont tous une vocation économique ou commerciale et, pour certains d’entre eux, les bâtiments semblent peu entretenus. Dans la perspective de la ZAN, ces fonciers déjà urbanisés sont les gisements de demain et bon nombre d’entre eux sont promis à une intensification de leurs usages ou à une mutation davantage urbaine. Cela n’est d'ailleurs pas propre au Grand Paris : ce constat est largement partagé dans tout type de territoire.
Certains de ces propriétaires fonciers sont connus des acteurs traditionnels de l’aménagement : c'est le cas en particulier des grandes foncières commerciales associées à des enseignes nationales et internationales. D’autres en revanche sont plus discrets voire invisibles. Jusqu’à récemment, les collectivités méconnaissaient ces acteurs ou n’avaient pas saisi l’enjeu majeur de dialoguer avec eux sur le devenir de leur patrimoine foncier et leurs intentions en matière de valorisation d’actifs.
Pourtant, il apparaît que ces propriétaires fonciers sont courtisés par les autres acteurs de la chaîne de l’aménagement voire, pour certains, sont proactifs et développent des stratégies de transformation de leurs fonciers.
Trois stratégies de valorisation
Les foncières commerciales et économiques se montrent de plus en plus ambitieuses dans leurs stratégies de création de valeur. Trois types de stratégies méritent d'être évoquées, même si toutes ne sont pas nouvelles.
-
Intégrer la compétence aménagement, dans une démarche "ensemblière"
Une stratégie des foncières commerciales et économiques consiste à intégrer en leur sein des compétences en développement de projets immobiliers voire urbains. C’est le cas de Nhood, créé en 2021, regroupant Ceetrus (la foncière immobilière patrimoniale) et Nodi (qui intègre les compétences de l’aménageur et du promoteur), intégré au groupe détenu par la famille Mulliez (Auchan, Leroy Merlin, Decathlon, etc.).
Il s’agissait au départ de développer des zones commerciales plus urbaines (commerces et loisirs) et de rentabiliser ainsi des actifs déjà acquis. Progressivement cet acteur a diversifié son activité en se positionnant sur d’autres types de foncier comme les friches, et en développant des projets davantage mixtes, associant logement, commerce et activités. Ce modèle est très proche de celui du « developer » anglo-saxon avec une prise de risque assumée par l’investisseur. Le projet doit être financièrement rentable via une approche globale et intégrée : foncier, aménagement, promotion immobilière commerciale puis exploitation. La connaissance fine des acteurs de l’urbain permet de confier aux promoteurs le développement résidentiel, le cas échéant et de garder des liens étroits avec les investisseurs institutionnels « classiques ».
-
Nouer des partenariats pour englober l’ensemble des compétences et des savoir-faire
Un autre process est à l’œuvre, accéléré par l'impératif de sobriété foncière. Les opérateurs urbains (promoteurs, ensembliers), contraints de reconsidérer leurs méthodes traditionnelles de prospection, cherchent à se "sourcer" en foncier en nouant des partenariats avec les foncières commerciales ou économiques. L’opérateur apporte ses compétences techniques en matière de transformation urbaine (connaissance des contextes règlementaire, technique, politique, et des dynamiques de marchés). La foncière apporte des fonciers déjà artificialisés (bâtiments, parkings en surface) et dans certains cas une expertise de l'immobilier commercial. Le partage de la valeur et des risques est négocié entre les partenaires.
De tels partenariats appellent à la vigilance des collectivités, notamment lors de la transformation de grandes emprises foncières. En effet, le projet peut être appréhendé comme un projet immobilier, de type macro-lot, sans intégration des enjeux d’aménagement. Autrement dit, le risque majeur est de voir ces fonciers se transformer selon une logique principalement financière et immobilière, et non urbaine, ignorant les questions d’équipements publics, de mixité programmatique, de fonctionnement urbain et de liens avec les quartiers voisins.
En ce sens, le partenariat du groupe CDC-H avec le groupe Frey est intéressant. Il s’agit d’envisager la conversion de zones commerciales monofonctionnelles en quartiers urbains, ayant bien toutes les aménités d’un quartier de ville. De manière schématique, Frey apporte sa connaissance de l'immobilier commercial et son expertise en matière de projets urbains, CDC-H son maillage territorial et sa connaissance des contextes locaux ainsi qu’une garantie de sortie des programmes de logements sociaux et abordables. La présence du groupe CDC sécurise aussi les autres opérateurs.
Il est évident que les projets ainsi développés vont nécessiter des collaborations avec la collectivité et ses partenaires locaux, puisqu’il y aura des enjeux d’équipements publics, de mixité fonctionnelle et d’intégration urbaine. Ce type de partenariat n’est donc pas une menace pour les acteurs traditionnels et peut être perçu comme une opportunité pour trouver un modèle économique resserré autour de quelques acteurs au service de la transformation urbaine des zones commerciales.
Autre évidence : ce type de partenariat, où chaque projet doit trouver son équilibre financier propre, reste très dépendant des dynamiques de marché et de l’attractivité des territoires. En marché détendu, les équilibres économiques et urbains sont plus délicats et rendent plus fragiles ces partenariats. Ces montages ne sont donc pas adaptés à tout type de territoire..
-
Faire jouer des péréquations sur des portefeuilles fonciers
À l’inverse, le groupement Brownfields, Icade-Synergies Urbaines et Aire Nouvelle a acquis auprès d’Engie plusieurs sites industriels à reconvertir (usines à gaz) dans l’intention de faire jouer des péréquations : la valeur créée sur un site permet d’absorber le déficit généré sur un autre, voire les dépenses de renaturation. Il est trop tôt pour analyser les résultats de cette stratégie, mais l’expérience sera intéressante à suivre car ce modèle serait de nature à véritablement redonner du souffle au financement de l’aménagement. Surtout, ce modèle peut déboucher sur des solidarités territoriales entre marchés tendus et marchés détendus.
Vers une recomposition du jeu d'acteurs
Ces faits témoignent d'un processus de recomposition du jeu des acteurs autour du foncier et tout au long de la chaine de valeur de la transformation urbaine. Il rebat les cartes et réinterroge le lien avec les collectivités.
À défaut de bien connaître les propriétaires fonciers, certaines collectivités ont d’ores et déjà engagé des démarches de stratégie foncière permettant de qualifier ces sites au regard de leur urbanité et de leur potentialité à devenir plus urbains. Cela suppose une analyse plus fine des propriétaires fonciers et surtout des contacts réguliers avec ceux possédant les fonciers les plus stratégiques du point de vue du développement urbain.
Alors ces investisseurs trop “tôt”? Nous pouvons affirmer au contraire que certaines catégories d’investisseurs sont déjà là et qu’il est nécessaire de mieux travailler avec eux pour promouvoir un modèle d’aménagement plus sobre en foncier et en financements publics.
[1] Voir l'ouvrage collectif Financement de l'aménagement urbain, soutenu par la Chaire Aménager le Grand Paris et l'École d'urbanisme de Paris, Éditions du Moniteur, 2022. Chapitre 5 : Investisseurs et gares du Grand Paris – Une histoire aux multiples réalités
© Freepik
bonjour,
peut être l'avez vous abordé dans votre thèse, mais je regrette que dans votre article vous n'ayez pas cité comme acteur amont de l'aménagement, les EPF, dont c'est pourtant la vocation. L'action quotidienne des 35 EPF français est profondément ancrée dans les logiques de renouvellement et d'aménagement urbains, de reconquête des friches, de désartificialisation. Leur modèle économique et leurs savoir-faire leurs donnent d'une part, une capacité d'intervention majeure au service de la territorialisation, au côté des collectivités et en amont des porteurs de projets, d'autre part, une capacité à gérer le risque financier et l'aléa de chantier dans un portefeuille de fonciers conséquent, et enfin, une capacité à anticiper et engager une action foncière très en amont de l'aménagement et porter des fonciers sur du moyen ou long terme. Restant à votre disposition pour échanger sur ce point de vue. cordialement
Bonjour Mr Rémy
Merci pour ce commentaire. Vous rappelez à juste titre le rôle primordial des EPF (Etat et locaux) dans l'accompagnement des collectivités locales, dès l'élaboration de leurs stratégies jusqu'à la mise en œuvre opérationnelle et le portage foncier.
Mon intervention dans ce séminaire était un focus sur le rôle des investisseurs privés et institutionnels et ne visait pas à dresser un panorama large de tous les leviers et moyens d'action que peut avoir une collectivité en phase amont de l'aménagement.
Mon article a pour objectif d'attirer l'attention des collectivités spécifiquement sur les stratégies d'investisseurs privés, en matière d'acquisition foncière et de valorisation de leurs actifs.
Il ne s'agit pas non plus d'opposer intervention publique et intervention privée et de voir dans quelle mesure des coopérations et des actions complémentaires sont possibles.
Bien à vous
Florence Menez
Réagissez