Mettre le patrimoine en récit pour rendre le futur désirable

Qu'est-ce que l'attractivité résidentielle ? Et si c'était la chance donnée aux hommes et aux femmes de chaque territoire de cultiver ensemble une histoire collective singulière ? Telle est la conviction de l'atelier UA+HA. Entretien avec Michel Cantal-Dupart et Christelle Oghia.

Équipe ADEQUATION

Publié le 14/04/2022

 

Actif depuis 1966, l'architecte urbaniste Michel Cantal-Dupart a travaillé auprès de l'UNESCO, contribuant à la création de la notion de patrimoine mondial, ainsi que sur de grands projets nationaux de politique urbaine. Il a écrit, enseigné, collaboré à de multiples projets à toutes les échelles de territoire. Son œuvre récente est fondée sur l'idée qu'une ville est en perpétuelle construction et cherche à se projeter à partir de l'existant : l'articulation du "sacré et du désir" est le moteur de son renouvellement.

 

Christelle Oghia, architecte urbaniste et programmiste, a créé en 2009 l'agence VE2A (Villes et architectures en ateliers). Entreprise à missions au sens de la loi PACTE, VE2A a pour raison d'être "d'expérimenter l'urbanisme, l'architecture et l'aménagement du territoire pour provoquer un futur désirable".

 

Michel Cantal-Dupart et Christelle Oghia

Leur rencontre a donné naissance, en 2020, à UA+HA (Urban Alchemy + Human Architects), atelier transdisciplinaire et intergénérationnel où ils font fructifier leurs 50 ans et 25 ans d'expérience et leur commune "insatiable envie de remettre du sens et les sens dans les projets au service des Hommes et de la planète".  Nous les avons interrogés sur leur vision du patrimoine comme potentiel d'attractivité des territoires.

 

Vous défendez une vision originale du patrimoine, en prenant notamment l'exemple des "villes cathédrales" : pourquoi ?

Michel Cantal-Dupart. La ville, que l'on peut voir comme la mutualisation de services, a mis longtemps à se formaliser à partir de ce qui n'était au départ que de simples rassemblements humains, autour du sacré et du désir. Les deux cohabitent dans les édifices religieux mais aussi civils, qu'ils soient administratifs, culturels… Julien Gracq parlait du théâtre de l'opéra de Nantes comme d'une cathédrale laïque. Lors de l'incendie de Notre-Dame de Paris, les Français, toutes tendances confondues, ont reconnu dans cet édifice un bien culturel commun dépassant la fonction religieuse. Et ils ne sont pas les seuls ! Il y a quelque temps, j'étais en Chine dans la ville impériale historique de Xi Ian pour parler du Grand Paris. À la fin de mon exposé, c'est le représentant du Parti communiste chinois, qui a l'autorité sur les communes, qui m'a posé la première question : "Et Notre-Dame de Paris ?". Toute la question est de savoir comment on passe de l'aspect monumental et inerte de ces "livres de pierres" que sont les cathédrales au désir qu'elles représentent. 

Christelle Oghia. Le contexte général a beaucoup changé ces trois dernières années avec les Gilets jaunes, la crise écologique, la crise sanitaire et tout récemment la guerre en Ukraine qui rappelle que la paix en Europe n'est pas une situation garantie une fois pour toutes. Et dans ce contexte, les Français ont montré de l'attirance pour des territoires autres que les métropoles. Pourquoi ? Qu'est-ce qui les attire ? Nous pensons que ces "petits territoires" ont quelque chose de plus, qui tient à leur histoire singulière. Le patrimoine répond à des besoins d'usage qui vont de pair avec celui de se reconnaître dans un groupe, d'être rattaché à des racines. Les cathédrales sont un patrimoine historique tellement manifeste que les villes moyennes qui en sont dotées constituent des exemples évidents à étudier de ce point de vue, mais elles restent des exemples. Ce que nous voulons étudier, c'est la capacité du patrimoine, qu'il soit d'ailleurs matériel ou immatériel, bâti ou naturel, à proposer un récit fédérateur et rassurant.  

 

En pratique, comment les villes doivent-elles s'y prendre pour concrétiser ce potentiel  ?

MCD. Cela ne peut commencer que par une analyse complexe des choses. Cette fontaine, cette petite maison à la façade typique, ce four à pain, ce puits, cette statue… Aucun n'était là par hasard. Les cathédrales sont un bon exemple pour illustrer cela. Elles sont vécues depuis la seconde moitié du XIXe siècle comme des objets : on a nettoyé tout autour, on a enlevé tout ce qui faisait leur accompagnement, on les a désincarnées. On ne voit plus la cathédrale comme un lieu qui mélange le sacré, qui siège dans le choeur, et le profane, qui occupe la nef. On ignore aussi que ce n'était pas l'évêque mais le chapitre qui gouvernait la cathédrale, et que celui-ci était aussi une école réputée dans toute l'Europe. Le troisième élément, et le plus important, c'était l'Hôtel-Dieu. Les guérisons "miraculeuses" qui s'y déroulaient, souvent du simple fait que les malades mis en quarantaine étaient bien logés et nourris, attiraient des clients et des pèlerins. Ce qu'il faut retenir, c'est que les cathédrales étaient au cœur d'un complexe articulant sacré, culture et soin.

Clément Mangot, directeur et architecte de la Ville, Christelle Oghia, Michel Cantal-Dupart et Eric Delhaye, maire de Laon.

CO. À travers cet exemple des cathédrales, on comprend que valoriser le patrimoine, c'est raconter comment la ville s'est construite. Cela va réveiller un sentiment de fierté chez les habitants qui vont eux-mêmes transmettre ce récit, susciter le désir, la curiosité et l'imaginaire. Une des premières actions consiste donc à rechercher les traces de l'histoire, qu'elles soient naturelles, matérielles, populaires, économiques… Cela est rarement demandé dans les études urbaines classiques où l'on se penche sur le profil socio-économique des habitants, le relief, la topographie, le paysage, l'architecture, les typologies, les aménités etc. Il faut aller au-delà de ce qui nous est demandé, aller chercher des choses parfois complètement oubliées par les acteurs publics et les citoyens.

Avez-vous des exemples à citer de telles découvertes ?

MCD. Je peux vous parler d'une histoire extraordinaire de patrimoine immatériel. Il y a dans les Landes une petite ville qui s'appelle Labouheyre. Dans l'année 1918, les Américains ont voulu participer à l'effort de guerre en installant un hôpital qui, chose extraordinaire, serait tenu entièrement par des femmes. Clemenceau lui-même les a orientés vers Labouheyre, où s'étaient réfugiées beaucoup de populations du Nord de la France sous occupation allemande. Cette petite unité de vingts lits en comptera bientôt cent-vingt pour faire face à la grippe espagnole. C'est une histoire que j'ai découverte un peu par hasard en lisant de vieilles annales. Mais il y a plus. Les deux Américaines à l'origine de cet hôpital, Alice Gregory et Mabel Seagrave, étaient des militantes féministes qui ont beaucoup œuvré pour le droit de vote des femmes, qui leur sera accordé à la sortie de la guerre par le président Wilson. Le sujet intéresse beaucoup les Américains qui travaillent aujourd'hui encore à la constitution d'un fonds d'archives, ils possèdent des photographies de l'hôpital. À Labouheyre, en revanche, cette histoire a été complètement oubliée ! Or qui sait ce qui aurait pu se passer si ce patrimoine avait été cultivé ? C'est comme cela que le destin d'une ville peut basculer. Après tout, si Saint-Paul-de-Vence est devenu le siège de la Fondation Maeght, c'est parce qu'un restaurant qui s'y trouvait nourrissait pour presque rien les peintres des environs !

Illustration - Mabel Seagrave, médecin américaine volontaire de l'hôpital de Labouheyre (Landes) en 1918
Mabel Seagrave, médecin américaine volontaire de l'hôpital de Labouheyre (Landes) en 1918

Mabel Seagrave, médecin américaine volontaire de l'hôpital de Labouheyre (Landes) en 1918

CO. Dans un genre assez différent, on peut parler de la ville de Laon, ville cathédrale – j'y reviens ! –méconnue et assez dysfonctionnelle, où mon agence a réalisé une étude préalable à la création d'une opération de revitalisation du territoire. Nous l'avons accompagnée pendant un an et demi, entre autres pour définir un cahier des charges de maîtrise d'œuvre portant sur plusieurs places majeures autour de la cathédrale médiévale. C'est du moins ainsi que les choses se présentaient au départ, mais une de nos  préconisations a été d'étendre le périmètre du projet à un système de rues formant un tout cohérent au regard de l'histoire et des usages actuels de l'espace par la population, que nous avons beaucoup interrogée, dans une approche très bottom up. Nous sommes allés chercher le chapitre, l'ancien hôpital, les remparts et les escaliers municipaux qui vont vers la ville basse. Ce périmètre n'est pas une simple zone : il permet de donner du sens à des cheminements, de retrouver des parcours historique et de remettre la cathédrale au cœur du fonctionnement de ce centre-ville. Il donne une épaisseur plus grande à l'espace public, qui va permettre de mettre en relation des commerces, des services, des équipements et des aménités. Mais la stratégie va au-delà. Elle comporte un travail de pédagogie, de communication, et même de mise en réseau avec d'autres villes, avec Soissons notamment, autre ville cathédrale.

Illustration - requalification et le réaménagement du secteur des places majeures de la cathédrale de Laon (Aisne)
requalification et le réaménagement du secteur des places majeures de la cathédrale de Laon (Aisne)

Ve2A a défini après concertation le périmètre à considérer pour la requalification et le réaménagement du secteur des places majeures de la cathédrale de Laon (Aisne).

 

Est-ce à dire que la ville médiévale est un modèle urbain indépassable ?

MCD. En tout cas, c'est un modèle qui déplace des foules de visiteurs du monde entier !

CO. C'est vrai, mais il ne faut surtout pas voir dans notre démarche une vision passéiste des villes. Si la ville médiévale est très présente dans notre discussion, c'est parce qu'elle se prête bien à la démonstration de ce que nous entendons par patrimoine et par attractivité. C'est un bon point de départ. Mais plus nous avançons dans nos recherches, plus nous constatons que la même démarche peut s'appliquer à des territoires plus ordinaires. Partout, il s'agit de se raccrocher à des éléments de patrimoine dans lesquels les personnes se rassurent et se rassemblent, dans des espaces publics qui ont du sens et qui vont permettre de créer la qualité d'une ville aimable, agréable, dans laquelle on se sent bien. 

 

Comment les collectivités réagissent-elles à cette démarche ?

CO. Notre démarche peut sembler aller un peu de soi, mais en réalité les politiques publiques en matière d'attractivité territoriale ne sont pas construites dans ce sens-là. En particulier, la valorisation du patrimoine est généralement considérée comme relevant du tourisme. Elle est vue comme un plus, une opportunité. Cette logique sectorielle ne permet pas d'intégrer le patrimoine aux réflexions, d'en faire le point d'appui d'une dynamique territoriale plus fondamentale, plus profonde. Cela a aussi un effet réducteur sur ce que l'on qualifie de patrimonial : un regard exclusivement "touristique" ne va pas chercher certaines traces mémorielles ou certains patrimoines vivants qui sont pourtant pleins de sens pour les habitants. Plus généralement, l'urbanisme, le patrimoine, la culture, la communication sont des services distincts qui ne travaillent pas vraiment ensemble. De ce fait, les commandes de conseil passées par les collectivités sont rarement adaptées aux enjeux, elles ne permettent pas de dépasser la mécanique classique des scenarii d'aménagement et de programmation d'équipements, d'espace publics, d'habitat, pour intégrer de vraies stratégies de communication, de partage, de mise en réseau.

Illustration - ici à La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir)
ici à La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir)

Le travail de terrain, c'est aussi aller vers les gens, organiser des rencontres conviviales sur site : ici à La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir).

 

Une fois ce potentiel révélé, comment le convertir en attractivité réelle ?

MCD.  À Chartes, j'ai proposé de créer sous l'esplanade un mémorial pour la ville. Un centre d'interprétation du patrimoine, qui répondrait à cette question : Pourquoi, au Moyen-Âge, a-t-on décidé de construire à Chartres le bâtiment le plus haut du monde ? Il faut savoir que Chartres dispose d'archives très précieuses sur ce sujet, car son école médiévale était très prestigieuse et de nombreux écrits et dessins ont été conservés. Le maire a totalement adhéré à ce projet qui est devenu un de ses thèmes de campagne lors des élections municipales. Et aujourd'hui, c'est devenu une référence y compris à Paris. Cela donne des idées pour réemployer le parking souterrain de Notre-Dame qui doit fermer prochainement. Il faut préciser que si la visite des cathédrales est gratuite en France, celle des musées ou autres équipements culturels peut être payante, ce qui peut intéresser une municipalité.

CO. L'aspect opérationnel est évidemment une question fondamentale. Comment faire revenir des personnes sur des territoires qui sont dénués de marché par exemple ? Cela passera notamment par des montages alternatifs comme le BRS ou l'habitat participatif. Ce dernier est en train de se professionnaliser au moyen de formes juridiques variées, adaptées à des offres très sociales comme à de la promotion privée… Nous regardons cela de très près, en particulier dans le cadre des missions opérationnelles que nous menons dans nos agences respectives, qui nous servent de laboratoires. Notre projet est de structurer les réflexions que nous tirons de cette entrée dans les projets par le patrimoine dans une sorte de guide méthodologique, en le nourrissant des expériences concrètes issues de nos missions. 

 

Un guide méthodologique, c'est-à-dire ?

CO.  La forme reste à définir, c'est notre objectif en 2022, après deux ans de maturation. Ce sera un outil de partage, pour alerter, transmettre. C'est comme cela que nous concevons notre rôle. Quand on voit comment sont formés les architectes aujourd'hui, c'est à pleurer. Ils n'ont aucune connaissance du fonctionnement des villes, des écosystèmes, des complexités et des superpositions de la gouvernance, des liens d'usage ! Pour  faire la ville sur la ville, il faut déjà comprendre comment elle fonctionne… ! Et l'urbanisme réglementaire, vu comme une matière ingrate, est trop peu enseigné alors qu'il est absolument stratégique : c'est là que se trouvent les outils concrets qui permettent de dessiner la ville de demain. Ces raisons nous poussent aussi à envisager de créer un organisme de formation.

D'une certaine manière, le contexte très brutal dans lequel nous sommes plongés aujourd'hui est aussi une chance. Soyons honnête, personne ne sait dire ce que sera la ville en 2050. Mais nous commençons à pouvoir aborder ce problème par la sensibilité. L'enjeu du bien-être n'était pas audible il y a encore deux ou trois ans. On me disait, je schématise à peine : "Christelle, tu rêves, tu es trop sensible, les gens ne veulent pas ça, ils ont juste besoin de routes….". Aujourd'hui, le ton a changé, même pour les ingénieurs qui forment souvent les comités de pilotage de nos missions, le sujet n'est plus tabou, cela va dans le bon sens !


Propos recueillis par Jeanne Bazard

© Sid Verma- Unsplash

Caroline Vaillant -Moriceaulun, 05/30/2022 - 11:29

Bonjour,
En tant qu’historienne et conseil, porteuse d’un dispositif d’accompagnement des mutations urbaines appelé «  Mémoires de friche », je suis extrêmement sensible à votre propos.
Je suis à votre disposition pour discuter plus avant de ces sujets.
Cordialement

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