Comment le cabinet Lefeuvre s’est-il spécialisé dans la mise en place des services aux habitants dans les nouveaux quartiers ou les grandes opérations immobilières ?
Cédric Lefeuvre. “En tant que syndic de copropriété, nous avons vu arriver les nouveaux services proposés par les promoteurs dans les macro-lots, qui se sont beaucoup développés sur les cinq à sept dernières années : les potagers, les serres, les parkings mutualisés… C’était à nous d’assumer les engagements pris auprès des aménageurs et nous avons rapidement constaté que nous butions sur des problèmes pratiques qui n’avaient pas été anticipés en amont.
Ce phénomène n’était d’ailleurs pas nouveau. Les espaces communs présents dans les grands ensembles des années 1960-1970 sont pour beaucoup fermés aujourd'hui. Tout reposait sur le bénévolat, assumé par des habitants jeunes pour la plupart, à leur arrivée. Mais ces animateurs gestionnaires ne se sont pas renouvelés, ni les services qu’ils offraient. Est arrivé ce qui devait arriver : les copropriétaires n’ont plus voulu payer pour entretenir des locaux que la plupart d’entre eux n’utilisaient pas. Cela a eu des conséquences préjudiciables aux relations sociales dans les quartiers concernés car ces locaux permettaient souvent aux gens de se rencontrer.
Nous en avons conclu que ces services nécessitaient des compétences dépassant celles du syndic de base et nous avons créé un département spécialisé pour cela.”
Et c’est comme cela que vous en êtes venu à travailler pour des aménageurs ?
“Nous aimons bien travailler avec les aménageurs parce que ce sont eux les mieux placés pour créer les conditions physiques, économiques et juridiques qui vont permettre aux services de bien fonctionner. Dans l’opération d’aménagement de Pirmil-les-Îles, avec Nantes Métropole Aménagement, nous avons une mission d’AMO pour la gouvernance du quartier. Nous participons à la conception des espaces et des services partagés, en apportant notre retour d’expérience de “la vraie vie” de ces immeubles, et nous mettons en place les outils juridiques nécessaires pour faciliter la vie du projet. Dans les deux cas, il s’agit de permettre à l’offre initiale d’évoluer favorablement dans le temps, car ce sont les futurs utilisateurs qui prendront les décisions de gestion dans l’avenir.
Dans les macro-lots ou les nouveaux quartiers, il est possible d’écrire à l’avance certaines règles opposables aux propriétaires, alors qu’il est extrêmement difficile, dans le droit français, d’imposer a posteriori des limitations au droit de la propriété. Pour commencer, il est fondamental de créer une ASL, association syndicale libre, à laquelle adhéreront obligatoirement toutes les copropriétés, les bailleurs sociaux et les sociétés coopératives présentes sur le site, et de rédiger ses statuts de manière adéquate.
Si on ne le fait pas, chacun gèrera sa propriété suivant ses habitudes, ses règles et ses intérêts propres, l’intérêt général passant au second plan, si tant est qu’on sache le définir.”
Quel genre de règles faut-il prévoir dans les statuts de l’ASL ?
“Une règle d’or : prévoir la consultation des parties représentées dans l’ASL bien en amont de son assemblée générale. Sinon, on risque de retarder d’une année les décisions qu’elle aura à prendre. L’enjeu est de bien articuler la démocratie au sein de l’ASL avec celle des copropriétés. Il est également important d’écouter les locataires, qui utilisent les services et en paient une partie dans leurs charges.
Le grand intérêt de l’ASL, c’est sa souplesse car elle n’est soumise qu’à la loi du contrat alors que le syndicat de copropriétaires doit respecter des règles d’ordre public relevant du droit de la propriété. On peut donc définir les règles de majorité en fonction des enjeux que l’aménageur juge importants. S’il veut garantir la pérennité d’un service de mobilité par exemple, les statuts imposeront une forte majorité pour pouvoir le supprimer.
Les statuts pourront aussi rendre l’ASL compétente pour définir et mettre en œuvre un plan de gestion des arbres. Au départ, cela peut sembler anodin, mais, vingt ans plus tard, les résidents du rez-de-chaussée et ceux des étages élevés n’auront pas forcément le même avis sur la présence des arbres devant leur immeuble. Et l’ASL pourra alors se placer au-dessus des jeux de pouvoir qui influencent souvent les décisions au sein des copropriétés et défendre l’intérêt général.
Pour les questions dont l’intérêt général ou l’impact environnemental sont moindres, les règles seront au contraire plus souples, afin de faciliter l’adaptation aux besoins réels des utilisateurs.
Un autre argument très fort en faveur de l’ASL, c’est qu’elle permet d’organiser les services à l’échelle de l'ensemble immobilier voire au-delà, ce qui est souvent nécessaire pour que l’offre de service trouve sa rentabilité.”
Justement, que pouvez-vous dire du modèle économique des services résidentiels proposés dans ces nouveaux quartiers ?
“Il faut bien garder à l’esprit que ce sont les gens qui vivent sur place qui vont décider de payer ou pas pour garder les services proposés. Même si nous cherchons à minimiser les coûts, il n’existe pas de service gratuit, il y a toujours quelque chose à payer pour que le service fonctionne, y compris les fameux parkings mutualisés conçus pour rapporter de l’argent. Pour qu’un service soit maintenu, il faut donc qu’une majorité de personnes y trouvent un intérêt, et aussi qu’elles n’aient pas l’impression de payer pour les autres, comme c’est le cas par exemple quand une copropriété finance une salle commune ouverte au quartier, et que le bailleur social voisin a refusé de participer. C’est pour cela que nous défendons l’idée que tous les propriétaires doivent contribuer aux services.”
Un atelier dans la résidence Appart'Seniors Sengor
Il s’agit donc en premier lieu de mutualiser les coûts, mais comment faire ?
“Je vais parler d’une innovation que nous sommes en train de mettre en place à Pirmil-les-Îles, d’ailleurs avec le concours d’ADEQUATION.
Nantes Métropole Aménagement commence par définir les services qu’il souhaite – coworking, atelier de réparation de vélos, conciergerie, maison pour tous… – et les endroits où il souhaite les implanter, dans les différents lots immobiliers. Au passage, cela permet de construire un programme cohérent et global, alors que les consultations habituelles donnent lieu à des propositions individuelles des promoteurs qui n’ont pas forcément de modèle économique viable.
Sur la base de ce programme, nous évaluons le coût des travaux et des équipements, et même le manque à gagner du prestataire de services le temps que toutes les livraisons soient effectives – car il faut que les services proposés soient disponibles dès le début. Le budget prévisionnel correspondant va être apporté par l’ensemble des opérateurs immobiliers à travers la charge foncière.
Cela va permettre de capitaliser l’ASL, qui pourra ainsi acquérir les locaux destinés à devenir le patrimoine commun du quartier. Elle pourra aussi financer la montée en puissance des services, jusqu’à ce qu’elle trouve son autonomie financière, comme une petite entreprise. Il faut préciser qu’une partie des locaux est destinée à générer des recettes pour l’ASL via des services ouverts à des clientèles extérieures.”
Revenons sur la pérennité des services dans le temps, comment l’assurer ?
“Nous sommes régulièrement désignés gestionnaire provisoire de l'ASL au moment de la livraison. La plupart des prestations clés font l’objet de contrats de trois ans, qui nous laissent le temps de les adapter au besoin réel.
La règle de base, c’est de faire coïncider l’offre et la demande. Là se trouve notre mission fondamentale en tant que conseil de l’aménageur puis de gestionnaire de l’ASL. Il faut que la base de clientèle soit suffisamment large, et il faut pouvoir bouger les lignes juridiquement et économiquement pour adapter l’offre à des besoins qui vont évoluer en permanence.
Le département que nous avons créé pour gérer l’offre servicielle s’occupe précisément de cela. Nous allons chercher les bons prestataires pour le compte de l’ASL et nous contrôlons la bonne exécution des missions. Dans les cas simples comme l’agriculture urbaine, qui est un service bien rodé, l’ASL contractualise directement avec eux. Dans des cas un peu plus compliqués, comme les parkings mutualisés, elle passe par nous et c’est nous qui gérons le prestataire. Cela apporte à la fois de la souplesse, car nous pouvons changer de prestataire sans attendre la prochaine assemblée générale, et du poids, car nous sommes en position plus favorable pour négocier. C’est notre plus-value.
Nous ne cherchons pas à tout faire, nous sommes plutôt un chef d’orchestre qui va travailler avec les ressources du territoire, en sourçant les offres locales de service ou d’animation. C’est un moyen de tisser des liens avec les quartiers voisins, qui ne voient pas toujours arriver le projet sans crainte.”
Vous avez aussi développé une application numérique, My Proximity, à quoi sert-elle ?
“Elle permet de faire se rencontrer les services et les habitants auxquels ils sont destinés. C’est un choix fort que nous avons fait il y a cinq ans de consacrer des moyens importants à cet outil qui se veut simple et dans l'air du temps. Il permet notamment de gérer des droits d’accès individuels temporaires à des espaces comme le coworking, aux parkings mutualisés, ou encore l’ouverture de casiers de livraison. Nous nous en servons aussi pour communiquer avec les habitants, pour gérer les inscriptions à des animations, etc. Et cela nous permet de recueillir des données très utiles sur l’usage des différents services afin de mieux les adapter aux besoins. Mais nous savons qu’une présence physique est également nécessaire : notre mode d’intervention est donc phygital.”
Ce service phygital, comment le rentabilisez-vous ?
“Pour ce qui est de la présence physique, elle était autrefois assurée par le gardien d’immeuble. Il avait beaucoup de tâches différentes que l’on peut confier plus efficacement à plusieurs spécialistes, sachant que le mouton à cinq pattes qui peut tout faire n’existe pas. Nous mettons donc à disposition des prestataires ou des salariés qui assurent respectivement le ménage et la sortie des poubelles, la maintenance multi-technique et enfin le lien social, notamment l’interface entre les habitants et le gestionnaire de la résidence. Nous allouons des heures de ces différentes prestations en fonction des moyens disponibles pour les payer.
Nos missions d’administrateur de biens, en ce qui concerne le neuf, représentent environ 1000 à 1500 logements par an, concentrés sur les régions de Nantes, Rennes et Saint-Nazaire, parce que nous travaillons suivant une logique de tournée. Il nous faut une tête de pont pour essaimer sur un territoire, c’est-à-dire une ou plusieurs résidences sur lesquelles nous allons amortir nos coûts fixes de personnel. Ce seront par exemple les résidences de séniors ou de jeunes actifs que nous exploitons. Cela nous permet de proposer des heures de services à des coûts abordables à des résidences voisines. Nous n’irons dans d’autres régions que si nous avons un premier contrat suffisamment important pour couvrir nos coûts fixes de présence sur place.”
Propos recueillis par Jeanne Bazard.
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