Entre encadrement et financiarisation, l’immobilier neuf en voie de reconfiguration

Sur quoi débouchera la chute historique des ventes de logements neufs à laquelle nous assistons ? Probablement pas sur la « reprise » que beaucoup attendent, dès l’été prochain pour les plus optimistes. Plutôt sur un renouveau plus ou moins rapide des marchés immobiliers, en gestation depuis plusieurs années.

Yann Gerard

Publié le 19/01/2024

 

La fin des années 1970 a inauguré une économie de la production immobilière fondée sur le marché[1]. Ce modèle a permis de produire de nombreux logements, locatifs ou en accession à la propriété (qu’on juge cela suffisant ou non) et le développement de nombreuses entreprises et emplois. Ses limites et ses évolutions ont également produit des paradoxes qui se sont accumulés, dans une forme de fuite en avant. Laquelle semble stoppée, pour ne pas dire remise en cause, dans le contexte actuel.

Trois paradoxes des marchés immobiliers neufs

Le premier paradoxe est que si les réformes des années 1970 (notamment la loi Barre de 1977) voulaient favoriser l’accession à la propriété, les ménages les plus modestes des 1er et 2ème quartile de revenus ont en réalité décroché dès la fin des années 1980[2]. Les aides à l’accession (prêts pour l’accession à la propriété, puis prêts à taux zéro notamment) créées à cette époque ont perduré, mais les écarts de revenus entre ménages se sont creusés. En parallèle, les dispositifs d’aide à l’investissement locatif (le premier date de 1985) se sont succédé, et ces aides publiques sont devenues une quasi-condition de faisabilité économique des opérations (via la pré-commercialisation permise par la « défisc. »).

Deuxième paradoxe, la production de logements sociaux s’appuie de manière croissante sur les promoteurs privés. Cette logique a été permise notamment par l’imposition de quotas de logements sociaux dans certaines communes (loi Solidarité et renouvellement urbain de 2000) mais aussi par la possibilité donnée, au cours des années 2000, aux collectivités, d’imposer des parts de logements sociaux aux opérations privées. Dans les territoires les plus tendus, plus de 2 logements sociaux sur 3 sont à présent produits par les promoteurs. Et la production de logements sociaux est devenue dépendante de l’activité privée. Depuis, d’autres produits sont venus s’imposer de manière plus ou moins forte aux opérations, et ont impliqué des jeux de péréquation (les produits les plus rentables permettent souvent de compenser ceux qui perdent de l’argent) plus complexes : le logement locatif intermédiaire (LLI) et, plus récemment, le bail réel solidaire. Inversement, lorsqu’une crise survient, comme celles de 2008 et de 2020, et celle que nous vivons depuis 2022, ce sont les opérateurs sociaux qui sont mobilisés par l’État (et les collectivités) pour sauver les opérations des promoteurs privés, bien loin de l’idée d’un marché libre qui produirait les logements.

La production de nouveaux logements, troisième paradoxe, est myope : elle voit très mal, pour ne pas dire qu’elle ignore, la ville existante. La production immobilière a longtemps été, pour l’essentiel, une production en extension, sur des espaces non bâtis. Or les 400 000 logements neufs produits annuellement (en moyenne, hors périodes de crise) sont finalement peu de choses si on les compare aux 35 millions de logements du parc existant, ou encore au million de logements échangés dans l’ancien annuellement. Il faut dire que réhabiliter ou recycler des bâtiments coûte cher et a tendance à déséquilibrer l’économie des opérations. Difficile, dans ces conditions, de viser à la fois le renouvellement de l’habitat – qui s’impose pour des raisons environnementales – et la production de logements abordables.

Ces paradoxes sont accentués par les difficultés actuelles des marchés, dont les origines conjoncturelles ont été largement discutées[3]. En résulte un changement accéléré du fonctionnement des marchés de l’immobilier neuf et, partant, de l’économie des opérations de promotion immobilière.

Ce changement est porté par deux tendances :

  • un encadrement plus fort des marchés fonciers et immobiliers de la part des pouvoirs publics, qui poursuit notamment des objectifs de durabilité et des objectifs sociaux ;
  • le rôle croissant des acteurs financiers et de l’ingénierie financière, processus que nous appelons ici « financiarisation »[4].

Tendance 1 : des marchés immobiliers de plus en plus encadrés

Au titre de l’encadrement, on retiendra par exemple celui des loyers qui tend à se généraliser, l’interdiction progressive de la mise en location des passoires énergétiques, la trajectoire ZAN. Et demain, peut-être, un contrôle des prix de vente du foncier voire de l’immobilier ? – des expériences en la matière, quoique limitées jusqu’à présent, existent. Ces mesures laissent/laisseraient de la place à un marché et à ses logiques de compétition, mais en définissant les opérations légitimes (construire sur un terrain agricole devient illégitime) et en fixant des limites à la régulation par le seul jeu des prix. 

Cela passe aussi par :

  • l’augmentation du nombre de ménages concernés par les produits aidés : l’exemple le plus marquant est celui du relèvement des plafonds de revenus du bail réel solidaire, au 1er janvier 2024, qui rend plus de 75 % de la population éligible à ce produit. Cette couverture reste théorique, étant donné qu’en locatif social comme en accession, ce ne sont, de fait, pas les ménages les plus aisés qui bénéficient majoritairement de ces produits, mais cela conduit virtuellement à répondre aux besoins d’une grande majorité de ménages en-dehors du marché libre ;
  • le retour de la maîtrise foncière sur le long terme, via des foncières publiques, dans l’agenda des collectivités. Il s’agit de garder une maîtrise des opérations et des prix de vente. Le développement de ces foncières, y compris dans l’existant, est plus que jamais à l’ordre du jour ;
  • dans le cadre, certes restreint, des zones d’aménagement concerté portées par les collectivités, la tendance est clairement à une programmation qui impose une majorité de logements à prix maîtrisés (locatifs et en accession sociale), la part du « libre » se réduisant. 

S’il est difficilement imaginable, dans le contexte actuel, que les finances publiques parviennent à produire la majeure partie du logement neuf de demain, la volonté d’un plus fort encadrement, et des actions concrètes allant dans ce sens, sont bien présentes.

Ces éléments modifient considérablement l’économie des opérations : en faisant porter  le foncier par la collectivité, par exemple. Un encadrement des prix de vente conduirait quant à lui à contrecarrer la logique d’enchère qui fait monter les prix du foncier[5].

Tendance 2 : une financiarisation accrue

Parallèlement à cette logique d’encadrement fort, un ensemble de pratiques, nouvelles ou qui se renforcent[6], faisant appel de manière croissante à des techniques et des acteurs financiers, se met en place. Les acteurs convoqués ont des horizons spatio-temporels différents de ceux du promoteur (opération qui dure entre 3 et 5 ans), du banquier (qui prête aux promoteurs d’un côté et aux ménages de l’autre) et des ménages. Ils pensent l’immobilier et sa valeur (donc son prix de vente, donc la recette d’une opération et sa rentabilité) non plus dans une logique patrimoniale, mais comme un actif financier, qui s’inscrit dans un portefeuille, et qui génère des flux de revenus et une potentielle plus-value à terme, le tout initialement financé via l’effet de levier que permet la dette[7].

La première manifestation de cette logique est le « retour », quoique limité, des investisseurs institutionnels dans le segment résidentiel. Leurs produits de prédilection sont certes les résidences gérées. Mais on notera aussi l’accélération de la production de logements locatifs intermédiaires à la faveur de la crise de 2020 puis de celle de 2022, soutenue par le Fonds pour le logement intermédiaire, qui réunit 15 investisseurs institutionnels[8]. La  volonté affichée par le Gouvernement, dans le prolongement, est de recourir davantage à l’épargne des Français pour financer, via des SCPI, le logement locatif intermédiaire[9].

Une deuxième concrétisation de cette approche, qui répond directement à l’incitation au recyclage urbain de la part des pouvoirs publics, est l’alliance entre des investisseurs disposant de moyens importants et de grands propriétaires fonciers (par exemple la Caisse des dépôts et le groupe Frey pour le recyclage des entrées de ville). Il s’agit ici de négocier un « panier de biens » (ou « portefeuille » de sites), ce qui revient à diluer le risque. Autrement dit, l’investisseur acquiert et négocie de nombreux fonciers de qualité variable en une fois, auprès d’un propriétaire national par exemple, gagne à un endroit et peut perdre (ou gagner moins) à un autre. Cela demande initialement de disposer de fonds importants, qui peuvent être captés via l’émission de produits financiers auprès de particuliers comme de professionnels.

Enfin, troisième concrétisation, si les produits initialement visés sont souvent des logements locatifs[10], des tentatives d’extension de ces approches au domaine de l’accession à la propriété, via des montages que nous qualifierons d’hybrides, se sont accélérées (modèles développés par Hestia, Virgil, Neoproprio, etc.). Les modèles présentent de nombreuses variantes, mais le principe général est que le ménage investit aux côtés d’un investisseur dans un logement. Il en devient propriétaire, avec des droits qui peuvent être limités ou progressifs. L’investisseur bénéficie quant à lui d’indemnités d’occupation ou peut jouer sur la valeur à terme de ses parts dans le logement. Ces expérimentations bénéficient directement du développement du bail réel solidaire et du travail de popularisation de l’accession, sociale certes, hybride à la propriété qu’il a initié.

Bascule

La bascule vers ce nouveau fonctionnement des marchés immobiliers du neuf est loin d’être complète, mais elle se rapproche à la faveur de la crise. Elle ne doit pas être caricaturée en une financiarisation unilatérale de l’immobilier résidentiel, au sens où  des acteurs mondialisés, arbitrant leurs investissements en permanence, prendraient la main sur l’ensemble de la production urbaine. Les pouvoirs publics jouent encore un rôle majeur, et entendent continuer à le faire, comme en témoignent les actions de régulation forte mises en œuvre ces dernières années. C’est surtout un changement de pratiques qui s’opère, et qui mobilise davantage d’outils issus du monde la finance qu’autrefois.

Cela implique, pour les opérateurs privés comme publics, 1/de nouvelles alliances, notamment avec des entités capables de mobiliser des fonds le plus en amont possible et 2/ une adaptation rapide des pratiques et des métiers mobilisant une expertise accrue en matière de recyclage et de dépollution, de réhabilitation, ou encore de gestion de copropriétés (syndics).

On peut y voir un contexte favorable au rapprochement – déterminant – entre production neuve et rénovation/restructuration l’existant. En alliant saisie d’opportunités réglementaires (acquisition à bon prix de logements aux DPE F et G interdits à la location par exemple), logiques d’investissement, compétences de syndics de copropriété et expertise travaux, les acteurs de demain seraient potentiellement en capacité de massifier (enfin ?) la rénovation thermique des copropriétés. 


[1] Driant J.C., 2023, Assumer les contradictions apparentes de la politique du logement, https://media.adequation.fr.

[2] Bonnet C., Garbinti B. et Grobon S., 2017, « Inégalités d’accès à la propriété et de richesse immobilière au sein des jeunes en France, 1973-2013 », Document de travail, INED, 32p.

[3] Gérard Y. et Balle A., 2023, « Baisse des prix immobiliers résidentiels, le retour d’une certitude ? », Fonciers-en-débat.com

[4] Nous employons ce terme de financiarisation dans le sens  qu’en donne I. Nappi-Choulet (2013, La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008, Revue d’économie financière, p.189) : « le terme « financiarisation » de l’immobilier évoque principalement la transposition au secteur immobilier du phénomène de la mondialisation des capitaux et des investisseurs ainsi que le développement de nouvelles approches financières dans la gestion des actifs ». L’immobilier, considéré autrefois (avant les années 1990 en France) comme un passif devient un actif, « mondialisé ».

[5] Sur ce point voir Gérard Y. et Lamour Q., 2022, « En finir avec le foncier de tous les maux », Urbanisme, n°424, pp. 44-47.

[6] La « financiarisation” de l’immobilier tertiaire date des années 1990, et celle du résidentiel est restée jusqu’à présent limitée.

[7] Sur les logiques financières, voir Nappi-Choulet I., 2009, L’immobilier d’entreprise, Paris, Economica, 256p.

[8] https://www.caissedesdepots.fr/actualites/nouveau-fonds-de-logement-intermediaire

[9] https://www.capital.fr/immobilier/bercy-prepare-une-carotte-fiscale-pour-vous-faire-investir-dans-le-logement-intermediaire-1479388. Le « Jaune » du projet de loi de finances pour 2022 annonçait déjà un objectif de substitution du LLI à l’investissement locatif des particuliers, via les dispositifs de défiscalisation de type « Pinel » : est ainsi souligné, p.20 : « l’intérêt de réorienter l’effort national sur les investisseurs institutionnels pour assurer le besoin de production estimée entre 180 000 à 420 000 logements intermédiaires en zone tendue durant la prochaine décennie ».

[10] Le contrat de bail qui lie le locataire et le propriétaire peut d’ailleurs être, bien davantage que les indicateurs de rendements, un facteur de risque rédhibitoire pour les zinzins. 

© filip-gjurin - unsplash

 

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