Fin 2010, après avoir dirigé des établissements publics fonciers, vous prenez la direction de la Société d’équipement de la région mulhousienne puis celle, conjointement, de la SEM de la Haute-Alsace, les deux formant l’entité Citivia. Pourquoi ce double statut ?
Stephan Muzika. “Disons d’abord que Citivia exerce de nombreux métiers puisqu’elle conduit des opérations d’aménagement ou de rénovation urbaine de type OPAH, construit des bâtiments, gère de l’immobilier d’entreprise et des parkings… C’est un peu le couteau suisse des collectivités en matière de politique urbaine. Elles disposent à la fois des avantages de la SPL, qui peut intervenir en mode in house, comme on dit dans le jargon, et de ceux de la SEM, qui est soumise à la concurrence, mais offre plus de souplesse.
Suivant les sujets, c’est l’une ou l’autre qui intervient, sachant toutefois que la SPL ne peut agir que sur les territoires de ses actionnaires. La SPL est particulièrement utile dans les opérations de longue haleine, par nature sujettes à des évolutions, car ces évolutions impliqueraient une remise en concurrence de la SEM si c’était elle qui en était chargée. La SEM est quant à elle indispensable pour monter des opérations en co-promotion par exemple.”
C'est comme cela que Citivia est actuellement partie prenante des Green Lofts ?
“Oui, c'est un bon exemple de la complémentarité des deux structures. Green Lofts est une opération immobilière située dans une ZAC dont la SPL Citivia est l’aménageur. La SEM Citivia est associée à deux promoteurs locaux au sein d’une société civile de construction vente pour réaliser un programme de logements atypiques au sein de la ZAC.”
Pourquoi cette implication ?
“L’opération se fait sur un foncier pas très simple, où plusieurs tentatives antérieures ont échoué. Nous avons pensé qu’un programme atypique de lofts neufs avait une chance de marcher et nous avons décidé de tenter l’aventure avec les promoteurs qui avaient déjà réussi, sur le même site de la Fonderie, la reconversion en lofts de bâtiments industriels. Les actionnaires de la SEM ont approuvé le projet et ont procédé à une augmentation de capital pour mettre en œuvre le projet.
L’idée était de proposer des prestations, des volumes et des ambiances comparables. Ce sont donc des logements plutôt généreux, très au-dessus des standards des promoteurs et essentiellement des duplex, avec de grandes hauteurs sous plafond, de belles terrasses, des rooftops, des coursives pour y stocker du matériel et monter les vélos, avec de grands ascenseurs de type monte-charge.
Dans la SCCV, la SEM porte le projet à 60 %, gère la société et assure le suivi des travaux, tandis que les deux autres associés s’occupent de la conception et de la commercialisation.”
L’opération avait-elle besoin de ce montage pour voir le jour ?
“Je ne suis pas sûr qu'ils y seraient allés seuls. Il y a quand même 90 logements à vendre, ce qui est élevé pour Mulhouse, même si le programme doit se faire en trois tranches. Nous apportons une capacité financière substantielle. Nous sommes aussi en relation directe avec la collectivité, ce qui facilite la relation avec les services dans la gestion des procédures. Je précise que nous avons apporté le foncier au prix normal, en parfaite transparence et sous le contrôle de la collectivité.”
Les Green Lofts, quartier de la Fonderie à Mulhouse
Et cela a donc plutôt bien fonctionné ?
“Nous avons lancé la commercialisation en octobre 2020, avec l'objectif d’atteindre 50 % de pré-commercialisation en décembre 2021. Mais nous étions déjà à 80 % au mois de mai. Il y a eu un réel engouement pour ce programme, situé dans un quartier qui bouge, avec une offre originale à des prix vraiment compétitifs car nous avons veillé aux coûts de construction. Nous sommes plutôt fiers d’avoir attiré quelques Suisses qui ont fait le choix résidentiel de Mulhouse.”
Pour mieux apprécier ce succès, il faut revenir un peu en arrière et le replacer dans le contexte mulhousien. Quelles sont les caractéristiques de ce marché ?
“Avec 270 000 habitants, Mulhouse est une agglomération moyenne, mais elle rayonne sur une aire de chalandise de 450 000 habitants. Elle est proche, sur sa frange sud, de la conurbation de Bâle, où 12 000 Français vont travailler chaque jour. Mulhouse a été fortement touchée par la désindustrialisation des années 1980 et sa ville-centre s’est durablement paupérisée, tandis que Bâle est une ville-monde millionnaire portée par une industrie chimique florissante, où l’immobilier est trois fois plus cher qu’à Mulhouse.
Les élus mulhousiens, avec les maires Jean-Marie Bockel, puis Jean Rottner et aujourd’hui Michèle Lutz, ont travaillé mandat après mandat à redonner une attractivité à la ville centre. Il s’agit notamment d’y faire revenir les classes moyennes ou aisées qui l'ont délaissée pour la périphérie. Depuis 2005, la ville a connu la rénovation de 4 500 logements dans les quartiers ouvriers péri-centraux, l’arrivée du tramway puis celle du TGV dont plusieurs lignes se croisent à Mulhouse et qui a permis de lancer la création d’un quartier d’affaires autour de la gare, la redynamisation du centre-ville avec une politique très volontariste et pionnière de lutte contre la vacance commerciale.
Aujourd’hui, l’accent est mis sur la création d’une trame verte et bleue dans la ville, et la poursuite du développement urbain autour de trois pôles que sont le centre historique, la gare et l’ancien quartier industriel de la Fonderie, sans oublier la reconversion du site gigantesque des usines DMC à l’ouest, un projet de plus longue haleine.”
Tout cela a été essentiel pour restaurer l’attractivité de la ville, mais comment avez-vous réussi à “embarquer” les opérateurs immobiliers dans cette aventure ?
“Quand je suis arrivé, la ville était encore sous le coup de la crise de 2008 avec un marché extrêmement atone. Il se construisait à peu près 50 logements neufs par an à Mulhouse, ce qui était évidemment trop peu pour une ville de cette taille. Elle souffrait encore d’une image tellement négative que les comités d’engagement des promoteurs nationaux regardaient à peine les dossiers, même si les équipes locales y croyaient.
La première chose que nous avons faite a été de créer un observatoire, avec ADEQUATION. Nous avions besoin d’objectiver la situation, ne serait-ce que pour distinguer la réalité de la rumeur, avec une méthodologie éprouvée et de manière récurrente, afin de mesurer les évolutions année après année.
Parallèlement, puisque les promoteurs ne s’intéressaient pas spontanément à la ville, nous avons entrepris de leur proposer nous-mêmes des opportunités foncières. L’idée était aussi de renouveler notre offre, de ne pas leur proposer toujours les mêmes terrains dans nos ZAC, et donc d’aller chercher ces opportunités, agissant un peu comme un développeur, mais toujours dans le cadre de mandats de commercialisation que nous donnaient la ville ou des institutions telles que la CCI par exemple.
Nous avons commencé à organiser des rencontres régulières avec la FPI. Pour leur présenter ces fonciers, mais aussi plus généralement pour leur fournir les données issues de notre observatoire et pour exposer les investissements publics faits au service de l’attractivité de la ville centre. Le maire n’a pas ménagé ses efforts en se rendant aux rencontres de la FPI à Strasbourg pour parler de nos histoires mulhousiennes, mais aussi au MIPIM, au SIMI. Petit à petit, cette politique a porté ses fruits, nous avons attiré de plus en plus de promoteurs et l’image de la ville a commencé à s’inverser, autour de 2014.”
La Maison Engelmann (opération Mulhouse Grand Centre), opération mixte de commerces de qualité et logements atypiques pilotée par CITIVIA.
Avez-vous également cherché à orienter la production de logements dans un sens favorable ?
“Oui bien sûr. L’observatoire ne renseigne pas seulement sur les volumes mais aussi sur les gammes de prix et nous nous sommes rendu compte que le cœur de cible de la promotion immobilière, à savoir les classes moyennes, n’était absolument pas servi. On trouvait quelques logements de standing, mais les autres s’adressaient principalement à des ménages désirant sortir du parc social. Nous avons partagé ces informations avec les promoteurs pour les inciter à mieux cibler leur offre, et nous avons veillé nous-mêmes à proposer des fonciers diversifiés. Le marché mulhousien étant étroit, il est important de s’adresser à tous les segments de marché, qui vont de 2 500 € à 4 000 € par mètre carré.”
Vous avez également réussi à maintenir Mulhouse en zone B1 au moment de la réforme Duflot de 2014.
“En effet, sur la base d’un argumentaire sortant délibérément de la logique marché tendu / détendu, laquelle nous était défavorable. Nous avons réussi à convaincre le préfet que la ville avait besoin de logements locatifs privés, que la rentabilité locative était élevée à Mulhouse mais qu’un classement en B1 était nécessaire pour concrétiser ce potentiel et permettre aux gens de se loger. Ce qui était tout à fait réel et a contribué, de surcroît, à renforcer l'attractivité de la ville pour les opérateurs immobiliers.”
Comment mesurez-vous les résultats de ces différentes actions ?
“Les promoteurs nous disent qu'ils sont satisfaits de ces échanges réguliers, qu’ils trouvent rarement dans d’autres villes. Je n’ai pas de raison de ne pas les croire ! En tout cas, le nombre de logements produits a nettement augmenté. En partant de 50 par an en 2012, nous sommes passés à 100, puis 150, et nous devrions atteindre 200 logements vendus en 2021. Le bon équilibre se trouve entre 200 et 300, à condition de bien les répartir dans la gamme des prix, il ne faut pas s’enflammer.”
Et que se passe-t-il ailleurs dans l’agglomération ?
“Nous avons focalisé nos efforts sur la ville centre parce que les marchés de périphérie se portent plutôt bien et demandent moins d'action publique. Nous y jouons notre rôle d'aménageur classique, mais il est vrai que nous tirons parti des bonnes relations que nous avons développées avec les opérateurs immobiliers pour développer des projets de qualité, y compris en les associant à la conception. Ce relationnel est important pour nous, il est très positif.”
C’est-à-dire ?
“On se comprend mieux, on se dit les choses directement, on ne se raconte pas d'histoires donc on gagne du temps. Notre connaissance du marché est aussi très utile, typiquement pour définir la taille des programmes et les gammes de prix. Nous pouvons dire aux promoteurs qui ne connaissent pas encore Mulhouse que 200 logements d’un coup, c’est trop, et les alerter sur les niveaux de prix. Et nous sommes aussi capables de dire quel opérateur sera le plus pertinent en fonction du programme et du contexte, d’aller chercher celui qui nous semble le plus adapté. Là encore, nous gagnons du temps.”
Ne mettez-vous pas les promoteurs en concurrence ?
“Quand le marché était vraiment détendu, nous étions contents de trouver quelqu'un qui s'intéresse à nos sites pour travailler en gré à gré avec lui. Aujourd’hui, nous organisons de plus en plus de mise en concurrence, sans en faire une religion non plus, pour profiter des vertus de l'émulation et de la diversité des propositions. En ce moment même, nous le faisons sur une petite opération à 30 km de Mulhouse, où la ville est fort contente d'avoir le choix.”
De quand date ce changement ?
“Il est très récent. Le premier cas remonte à 2016-17, où nous avons reçu 17 déclarations d’intérêt pour un site proche de la gare. Et aujourd'hui, si l’on regarde ce qui se passe à l’échelle nationale, les ressources foncières devraient se raréfier assez durablement pour une série de raisons et les promoteurs sont prêts à étudier des opportunités qu'ils ne regardaient même pas avant. On est passé d'un mode de production un peu industriel, avec certains grands opérateurs qui alignaient des centaines et des milliers de logements à des approches beaucoup plus fines et diversifiées, tant en termes d’insertion urbaine que d’adaptation au marché ou de montage. Et nous, nous sommes là pour les accompagner, leur donner confiance, les orienter vers des propositions adaptées au marché. Le travail que nous avons fait nous a donc bien préparés à aborder la période qui s'ouvre.”
Développement d’un quartier d’affaires autour de la gare
Le prochain changement n’est-il pas l’accélération de la rénovation ou de la restructuration de l’ancien ?
“Si, bien sûr. Et presque tous les promoteurs nous disent qu'ils s'attaquent à ces sujets. Nous n' excluons pas nous-mêmes d'être partie prenante en tant que co-promoteur sur ce marché. Mulhouse a une certaine expérience du sujet, à travers les anciens bâtiments industriels transformés en lofts dans le quartier Fonderie, par des promoteurs locaux, mais il va falloir être encore plus punchy, avec les nouvelles exigences de sobriété foncière. Nous avons aussi une expérience des OPAH et surtout des ORI [opérations de restauration immobilière] qui nous amènent à acheter des immeubles anciens et à mettre en place des permis de construire. C’est l’intérêt de conjuguer de nombreux métiers.
Mais il faut aussi trouver le modèle économique, ce qui n’est pas évident quand le prix d’acquisition n’est pas nul, quand le coût de la restructuration est proche de celui de la construction neuve et quand il faut faire très attention au prix de sortie. C’est pour cela que Citivia SEM a adhéré à l’OFS alsacien, afin de pouvoir monter ces logements restructurés en BRS : le fait de dissocier la charge foncière du prix des travaux est très intéressant. Nous croyons beaucoup à cet outil et nous sommes déjà en train de chercher des terrains d'application.
Je voudrais aussi souligner que Mulhouse est une ville d'entrepreneurs, souvent engagés dans la cité. On constate de manière concrète que les investisseurs des quartiers anciens sont de plus en plus des Mulhousiens et non plus des investisseurs issus de toutes les villes de France et attirés par la rentabilité financière pure. C'est un gage de réussite dans la durée car ils savent où ils mettent les pieds, ils ne vont pas repartir dans trois ans, et ils véhiculent un discours positif sur la ville. C’est encore un signe que son image est en train de changer.”
Propos recueillis par Jeanne Bazard.
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